Une hétérotopie de la parole subalterne : les grins de thé à Ouagadougou (Burkina Faso)
Félix Lefebvre  1@  
1 : Territoires, Villes, Environnement & Société - EA 4477  (TVES)
Université du Littoral Côte d'Opale, Université de Lille : EA4477

A Ouagadougou, les grins de thé constituent des occupations collectives temporaires, mais régulières, de l'espace de la rue (Kieffer, 2006). Ces « espaces de l'entre-deux » (Boyer, 2014) consistent en la réunion de jeunes hommes (surtout) se réunissant à des horaires variables pour boire du thé et discuter. Ils investissent alors des espaces inoccupés qui offrent au groupe tranquillité et confort relatif (terrasse d'un commerce, lieu ombragé, etc.).

De tels dispositifs spatiaux constituent des espaces de sociabilité où les hiérarchies qui structurent les rapports sociaux s'estompent, et « renvoient à une culture de la rue fabriquée par les jeunes en rupture avec les pratiques postcoloniales » (Kieffer, 2006). A la fois refuges et espaces-ressource, où s'échangent des services et des stratégies de débrouille, ils participent autant qu'ils témoignent de la constitution des codes de la jeunesse urbaine comme groupe social autonome.

Malgré cela, ils ne sont pas nécessairement considérés comme des lieux politiques par leurs usagers. Toutefois, ce registre est présent dans les noms choisis (Azawad, Parlement des jeunes), dans les valeurs mobilisées (un lieu où « tout le monde peut venir »[1]) et dans la pratique qu'ils constituent (une occupation collective de la rue à même de produire un espace de parole). Les grins constituent surtout des espaces plus ou moins négociés à même de soustraire les jeunes à l'ordre social, même si un ordre hiérarchique s'y reconstitue, empruntant aux rapports habituels. En cela, les grins sont des hétérotopies, au sens de M. Foucault (1984), mais aussi au sens d'H. Lefebvre (1973), pour qui celles-ci existent en parallèle à l'isotopie « qui désigne l'ordre spatial accompli et rationnalisé du capitalisme et de l'Etat » (Harvey, 2011), mais n'en constituent pas une alternative.

S'appuyant sur des entretiens et observations menés dans le cadre d'une thèse, cette communication interroge le statut des grins dans les mécanismes de constitution de la parole publique et de l'action collective. S'ils peuvent être considérés comme des « arènes » où se constituent les problèmes publics, à travers la discussion collective (Cefaï, 1996), ils n'apparaissent pas comme une instance légitime de débat politique. Le grin représente donc une arène illégitime où se construit une « citadinité subalterne » (Fouquet, 2013). Il est une pratique à mettre en regard avec d'autres pratiques spatiales collectives plus directement politiques : les associations de quartier, mais aussi les clubs Cibal[2]. Nous interrogerons donc l'existence d'un continuum de la parole politique, dont l'expression publique dépendrait des possibilités de négociations avec l'ordre social et ses rapports de forces. Ainsi s'articulerait une pratique subalterne de l'espace à des formes plus encadrées de revendication, dans un va-et-vient entre texte caché et texte public (Scott, 2008). In fine, nous nous demandons si les pratiques infrapolitiques des dominés de l'espace ne permettent pas d'appuyer la construction d'actions collectives.


[1] Entretien, 11/04/2016.

[2] Du nom des clubs politiques nés sous l'impulsion du Balai citoyen, une organisation de la société civile ayant joué un rôle moteur auprès de la jeunesse au cours de l'insurrection d'octobre 2014 ayant mené à la chute du régime de Blaise Compaoré, alors au pouvoir depuis 27 ans (Banegas, 2016). Ces clubs peuvent être formés dans chaque quartier, et réunissent de nombreux jeunes pour y discuter de sujets politiques et y mener des actions citoyennes. 

 

 

Bibliographie :

 

- Banégas R., 2016, « Mobilisations citoyennes, répression et contre-révolution en Afrique », Revue Projet, 2016/2 (n° 351), pp. 6-11. 

- Boyer F., 2014, « "Faire fada" à Niamey (Niger) : un espace de transgression silencieuse ? », Carnets de géographes, n°7.

- Cefaï D., 1996, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux. Communication-Technologie-Société, 14 (75), pp. 43-66.

- Fouquet T., 2013, « Les aventurières de la nuit dakaroise. Esquisses d'un art de la citadinité subalterne », in Diouf M., Fredericks R., 2013, Les arts de la citoyenneté au Sénégal. Espaces contestés et civilités urbaines, Paris, Karthala, pp. 131-157. 

- Harvey D., 2011, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, Editions Amsterdam.

- Kieffer J., 2006, « Les jeunes des "grins" de thé et la campagne électorale à Ouagadougou », Politique africaine, (1), pp. 63-82.

- Foucault M., 1984, « Des espaces autres », in Foucault M., 2001, Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Quarto, Gallimard, pp. 1571-1581. 

- Lefebvre H., 2000 (1973), Espace et politique (Le Droit à la Ville, II), Paris, Anthropos.

- Scott J.C., 2008, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris : Amsterdam.


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